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Plus de choses sur terre et dans les cieux…
Georges était resté étrangement silencieux pendant tout le dîner. Il ne s’était même pas donné la peine de m’interrompre lorsque j’avais entrepris de lui citer quelques-uns des nombreux calembours géniaux que j’avais faits ces derniers jours, et si j’avais réussi à tirer de lui une esquisse de rictus au plus fulgurant de mes jeux de mots, c’était tout le bout du monde.
Puis, lorsque arriva le dessert (une tarte aux myrtilles chaude agrémentée d’une boule de glace à la vanille), il poussa un soupir qu’il était allé chercher au fin fond de sa cavité abdominale, me gratifiant d’une récidive des scampi fritti qu’il avait pâturés au cours du repas dont je me serais bien passé.
— Qu’y a-t-il George ? lui demandai-je. On dirait que vous en avez gros sur la patate.
— Vous m’étonnerez toujours, répondit George. Vous ne m’avez guère habitué à de telles manifestations de sensibilité. Vous êtes ordinairement bien trop absorbé par vos préoccupations plumitives personnelles pour prêter attention aux soucis d’autrui.
— Très bien, mais puisque j’y ai prêté attention cette fois-ci, nous aurons à cœur de ne pas gaspiller ce bel effort, n’est-ce pas ?
— Je pensais juste à un de mes vieux amis. Le pauvre garçon… Il s’appelait Vissarion Johnson. Je suppose que vous n’avez jamais entendu parler de lui ?
— Il se trouve en effet que non.
— Eh bien, il faut croire que sic transit gloria mundi et toutes ces sortes de choses. Quoi qu’il faille bien admettre qu’il n’y a pas de déshonneur à demeurer inconnu d’un individu aussi limité que vous. Il se trouve que Vissarion était un grand économiste.
— Vous voulez rire, sans doute, commentai-je. Comment auriez-vous pu faire la connaissance d’un économiste ? Ce devait être une canaille particulièrement sordide, même selon vos propres critères.
— Qui parle de canaille ? Vissarion Johnson était un homme d’une culture exceptionnelle.
— Je n’en doute pas un instant, repris-je. C’est l’intégrité de la profession dans son ensemble que je mets en cause. Vous connaissez l’histoire du président Reagan qui, préoccupé par l’inflation du budget fédéral et s’efforçant de résoudre la quadrature du cercle, demanda à un physicien : “Combien font deux et deux ?” Le physicien répondit aussitôt : “Quatre, Monsieur le Président.”
Reagan médita un certain temps sa réponse en comptant sur ses doigts, mais il ne s’estima pas satisfait. Il interrogea donc un statisticien : “Combien font deux et deux ?” Le statisticien réfléchit un instant et dit : “ Les derniers sondages effectués auprès d’étudiants de quatrième année révèlent, Monsieur le Président, une gamme de réponses dont la moyenne est très voisine de quatre.”
Mais il s’agissait tout de même du budget fédéral, aussi Reagan, se crut-il obligé de porter la question au niveau le plus élevé. Il s’adressa donc à un économiste : “Combien font deux et deux ?” L’économiste baissa les volets, jeta un rapide coup d’œil d’un côté puis de l’autre et chuchota : “Combien voudriez-vous que cela fît, Monsieur le Président ?”
George n’indiqua par aucune parole ou par aucun jeu de physionomie que l’histoire l’avait amusé.
— Il est clair, répondit-il avec une sobriété insultante, que vous ignorez tout de l’économie.
— Tout comme les économistes, George.
— Alors laissez-moi vous raconter la triste histoire de mon grand ami l’économiste Vissarion Johnson. L’affaire s’est passée il y a quelques années…
Je vous disais (c’est George qui parle) que Vissarion Johnson était économiste. Il se trouvait au top niveau de la profession, s’il ne l’avait pas dépassé. Il avait fait ses études au Massachusetts Institute of Technology, où il avait appris à écrire les équations les plus abstruses sans un frémissement de la craie.
Après ses études, il mit immédiatement ses connaissances en pratique et, grâce aux fonds mis à sa disposition par un certain nombre de clients, en apprit long comme le bras sur l’importance des vicissitudes du sort sur les variations quotidiennes des cours de la Bourse. Il était si doué que quelques-uns de ses clients ne perdirent pour ainsi dire rien.
Il eut, en un certain nombre d’occasions, l’audace folle d’annoncer que, le lendemain, le marché des changes serait à la hausse ou à la baisse, selon que la conjoncture serait respectivement favorable ou défavorable, et à chaque fois le marché se comporta exactement comme il l’avait prévu.
Naturellement, des triomphes tels que ceux-ci ne pouvaient manquer de lui valoir la célébrité. On ne l’appela plus désormais que le Chacal de Wall Street, et ses conseils étaient fort recherchés par les plus célèbres praticiens de l’art de faire de l’argent facile.
Mais il contemplait un projet autrement grandiose que le marché des changes, infiniment plus prestigieux que ces triviales machinations financières, quelque chose d’encore plus faramineux que la faculté de prédire l’avenir. Il ne briguait rien de moins que le poste de Président du Conseil économique des États-Unis, mieux connu sous l’intitulé de « conseiller économique du Président ».
On ne peut guère s’attendre, compte tenu du nombre limité de vos centres d’intérêt, à ce que vous soyez au fait de la position délicate du Président du Conseil économique. Le Président des États-Unis est amené à prendre des décisions déterminantes pour la réglementation des affaires économiques et des échanges commerciaux. La balance économique, les échanges entre les banques sont placés sous son contrôle. Il lui appartient de suggérer ou d’opposer son veto à des mesures qui affecteront l’ensemble de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. C’est à lui qu’incombe la répartition de la manne fiscale, lui qui détermine la part attribuée aux militaires, et qui décide à qui accorder le reste, si reste il y a. Et dans toutes ces instances, à qui demande-t-il d’abord et avant tout conseil ? Au Président du Conseil économique.
Et lorsque le Président fait appel à lui, le conseiller économique doit être capable de décider instantanément et avec une grande précision ce que le Président veut entendre, et le lui faire entendre avec les périphrases ineptes de rigueur, que le Président pourra, à son tour, servir au public américain. Lorsque vous m’avez raconté l’histoire du Président, du physicien, du statisticien et de l’économiste, j’eus pendant un instant l’impression que vous aviez compris, mon pauvre vieux, les subtilités du rôle de l’économiste. Mais le ricanement parfaitement déplacé que vous avez fait entendre par la suite m’a clairement démontré que vous n’y pigiez rigoureusement rien.
À quarante ans, Vissarion avait acquis toutes les qualifications requises pour quelque poste que ce fût, aussi élevé soit-il. Le vacarme – car ce n’était plus un simple bruit – courut dans les couloirs de l’Institute of Governmental Economics que, pas une fois au cours des sept dernières années, Vissarion Johnson n’avait dit à quiconque quoi que ce fût qu’il ou elle n’avait pas envie d’entendre. De plus, il avait été élu par acclamation dans le petit cercle du CRN.
Dans l’ignorance crasse où vous vous trouvez de tout ce qui dépasse le clavier de votre machine à écrire, vous n’avez probablement jamais entendu parler du CRN, qui est le sigle du Club du Rendement non-proportionnel. Il faut bien dire que très peu de gens, en fait, en connaissent l’existence. Rares sont, parmi les économistes de bas étage, ceux qui savent de quoi il s’agit. C’est un petit cercle très fermé réservé aux seuls économistes qui ont réussi à maîtriser les arcanes complexes de l’économie thaumaturgique ou « thaumaturgéconomie » – autrement dit, de ce qu’un politicien a appelé une fois, dans son langage d’une rusticité pittoresque, « l’économie vaudou ».
Il était notoire que nul ne pouvait faire son chemin au sein du gouvernement fédéral s’il n’était issu du sérail – je veux parler, du CRN ; mais tous ses membres avaient leurs chances. Aussi, lorsque le président du CRN connut une fin passablement inattendue et qu’un comité d’organisateurs s’entremit auprès de Vissarion pour lui offrir le poste, le cœur de celui-ci fit-il un bond dans sa poitrine. En tant que président du club, il ne pouvait manquer d’être nommé Président du Conseil économique à la première occasion, et il se trouverait alors à la source même du pouvoir, déplaçant la main du Président en personne dans la direction précise où celui-ci souhaitait la tendre.
Un point, toutefois, préoccupait Vissarion et le mettait dans un embarras terrible. Ressentant le besoin de s’assurer le concours d’un homme à la tête solide et doté d’une intelligence percutante, il fit aussitôt ce que tout individu sensé aurait fait dans une situation de ce genre : il se tourna vers moi.
— George, me dit-il, devenir président du CRN est l’aboutissement de mes vœux les plus chers et de mes désirs les plus effrénés. C’est la porte ouverte à un avenir glorieux de sycophantisme économique, dans lequel je puis même espérer surclasser le pourvoyeur en second de confirmations de toutes les devinettes présidentielles, j’ai nommé le Président du Conseil scientifique des États-Unis.
— Vous voulez dire le conseiller scientifique du Président ?
— Si vous préférez renoncer à la formulation protocolaire, oui. Je n’ai qu’à devenir président du CRN, et en deux ans, je serai certainement Président du Conseil économique. Seulement voilà…
— Seulement voilà quoi ? demandai-je.
Vissarion sembla faire un effort sur lui-même.
— Il faut que je reprenne au commencement. Le Club du Rendement non-proportionnel, qui fut fondé il y a soixante-deux ans, tire son nom de la seule loi économique dont tous les économistes, aussi expérimentés fussent-ils, ont entendu parler. Son premier président, un personnage fort estimé qui avait annoncé en novembre 1929 que la Bourse risquait sérieusement de baisser, fut réélu tous les ans à son poste et resta président pendant trente-deux années, avant de mourir à l’âge respectable de quatre-vingt-seize ans.
— Voilà qui est tout à fait digne d’éloge, dis-je. Il y a trop de gens qui décrochent beaucoup trop tôt alors qu’il ne faut qu’un peu de poigne et de détermination pour se cramponner jusqu’à quatre-vingt-seize ans et même au-delà.
— Notre second président fit presque aussi bien. Il s’accrocha à son poste pendant seize ans. Ce fut le seul qui ne devint pas Président du Conseil économique. En fait, il le méritait largement, et fut d’ailleurs nommé à ce poste par Thomas E. Dewey la veille des élections, mais allez savoir pourquoi… Notre troisième président mourut après avoir occupé son fauteuil pendant huit ans, et le quatrième, au bout de quatre ans. Notre cinquième président, le dernier en date, est mort le mois dernier, après avoir tenu son poste pendant deux ans. Vous ne remarquez rien de particulier dans cette série, George ?
— De… particulier ? Ils sont tous morts de mort naturelle ?
— Évidemment.
— Eh bien, compte tenu du poste qu’ils occupaient, c’est cela qui est particulier.
— Ridicule, fit Vissarion, non sans âpreté. J’attire votre attention sur la durée du mandant des présidents successifs : trente-deux, seize, huit, quatre et deux ans.
— Les nombres vont en décroissant, fis-je après un instant de réflexion.
— Ils ne se contentent pas de décroitre. Chacun est exactement la moitié du précédent. Vous pouvez me faire confiance, j’ai fait vérifier par un physicien.
— Mais j’ai bien l’impression que vous avez raison, vous savez. Quelqu’un d’autre s’en est aperçu ?
— Certainement, reprit Vissarion. Mais j’ai fait voir ces chiffres aux autres membres du club, et ils sont catégoriques : ces chiffres n’ont aucune valeur statistique tant que le Président n’a pas fait paraître un décret officiel proclamant qu’ils en ont une. Mais vous ne voyez pas ce que cela veut dire ? Si j’accepte le poste de président, dans un an je suis mort. C’est sûr et certain. Et si je meurs, après, le Président aura beaucoup de mal à me nommer Président du Conseil économique.
— Eh bien, Vissarion, je crois en effet que vous êtes confronté à un dilemme. J’ai connu des tas de fonctionnaires du gouvernement des États-Unis dont les méninges ne montraient pas signe de vie, mais pas un seul qui ne donnait aucun signe de vie. J’aimerais que vous me donniez un jour ou deux pour réfléchir à la question, Vissarion, ça ne vous ennuie pas ?
Nous avions pris nos dispositions pour nous revoir le lendemain ; même heure, même endroit. C’était un excellent restaurant, au fond, et contrairement à vous, vieux grigou, Vissarion ne chipotait pas pour un quignon de pain.
Comment ?… D’accord, eh bien il ne me chipotait pas les scampi fritti non plus.
C’était de toute évidence un problème pour Azazel, et je trouvais parfaitement légitime de le soumettre à mon petit démon de deux centimètres, et à ses pouvoirs d’un autre monde.
Après tout, Vissarion n’était pas seulement un charmant garçon qui faisait preuve d’un goût très sûr dans le choix des restaurants honnêtement, j’avais aussi l’impression que ce serait rendre un signalé service à notre nation que de lui permettre de confirmer les préjugés du Président contre les objections d’individus dotés d’un meilleur jugement. Et puis d’abord, qui est-ce qui les avait mis au pouvoir ?
On ne peut pas dire qu’Azazel était très heureux que je fasse appel à lui en cet instant. Il ne m’eut pas plus tôt aperçu qu’il jeta par terre ce qu’il tenait dans ses mains minuscules. C’était trop petit pour que je puisse voir clairement ce qu’il fabriquait, mais on aurait dit de microscopiques rectangles de carton ornés de drôles de motifs géométriques.
— Et voilà ! C’est toujours comme ça ! s’exclama-t-il, et son petit visage grimaçant de rage devint d’un jaune intense, tandis que sa petite queue se tortillait convulsivement et que les cornes miniatures qui ornaient son front se mettaient à vibrer comme sous le coup d’une émotion violente. Tu te rends compte, espèce de saleté de ramassis monstrueux de débilité ! stridula-t-il sans reprendre son souffle. J’avais enfin un zotchil en main ; et pas seulement un zotchil : un zotchil et une paire de reils, et dans la couleur, encore ! Ils montaient tous sur moi ; je ne pouvais pas perdre. Une seconde de plus et je ratissais tous ces demi-bletchkes. Argh !
— Je préfère ne pas comprendre ce que tu me racontes, fis-je d’un ton sévère. On dirait que tu jouais à des jeux d’argent. Tu crois que c’est une activité civilisée et raffinée, ça ? Et ta pauvre maman ? Qu’est-ce que tu crois qu’elle dirait, ta pauvre maman, si elle savait que tu passes ton temps à jouer de l’argent avec tout un tas de ploucs ?
— … Là, tu n’as pas tout à fait tort, marmonna Azazel, interloqué. Mes mères auraient le cœur crevé. Toutes les trois. Surtout ma pauvre mère du milieu. Elle a fait tant de sacrifices pour moi.
Et il se répandit en une kyrielle de hululements tragiques véritablement épouvantables à entendre.
— Allons, allons, fis-je d’un ton apaisant. (Je mourais d’envie de me fourrer les doigts dans les oreilles, mais je ne voulais pas le vexer.) Je vais te donner l’occasion de te racheter en aidant un valeureux ressortissant de ce monde.
Je lui racontai l’histoire de Vissarion Johnson.
— Hon-hon, fit Azazel.
— Qu’est-ce que tu entends par là ? demandai-je avec anxiété.
— J’entends « hon-hon » rétorqua Azazel. Qu’est-ce que tu veux que j’entende d’autre ?
— D’accord, mais tu ne penses pas qu’il ne s’agit peut-être que d’une coïncidence et que Vissarion ne devrait pas s’en faire pour si peu ?
— Possible. Sauf qu’il ne peut pas s’agir d’une pure et simple coïncidence, et que ton Vissarion aurait tort de ne pas en tenir compte. Ça ne peut être que l’effet d’une loi de la nature ?
— Comment cela pourrait-il être une loi de la nature ?
— Ha ! Tu crois donc connaître toutes les lois de la nature !
— Pas vraiment, non.
— Sûrement pas, tu veux dire. Notre grand poète, Sekoupwar, a jadis écrit un couplet délicat sur la question, qu’avec mon immense talent poétique personnel je traduirai dans ton langage barbare.
Il s’éclaircit la gorge, fit mine de se concentrer une seconde, puis se mit à déclamer :
— La nature n’est que l’art, inconnu de toi ;
Tout hasard a un sens, que tu ne peux voir.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demandai-je avec défiance.
— Ça veut dire qu’une loi de la nature est en cause, et qu’il faut que nous la découvrions et que nous trouvions le moyen d’en profiter pour retourner les événements à notre avantage. Voilà ce que ça veut dire. Tu penses qu’un immense poète de mon peuple raconterait des salades ?
Je ne répondis pas tout de suite, tout à la tâche d’imaginer un « immense » poète de son peuple en train de raconter des salades.
— Non, fis-je enfin. Et tu peux faire quelque chose ?
— Possible. Il y a un grand nombre de lois de la nature, tu vois.
— Nulle peine à le croire.
— Bon. Il y a donc de très jolies petites lois de la nature, des équations diaboliquement séduisantes lorsqu’elles prennent, par exemple, la forme des tenseurs de Weinbaum.
— Ceux-là même qui régissent la chaleur de la soupe lorsque tu es pressé de la finir. Il se pourrait, si cette étrange diminution de la durée des mandats de président obéit à la loi à laquelle je pense, que je parvienne à modifier les paramètres de ton ami afin de le garantir contre tous les dangers d’origine terrestre. Il ne sera évidemment pas immunisé contre le processus naturel de dégradation physiologique. Les dispositions que je compte prendre n’auront pas pour effet de le rendre immortel, mais au moins sera-t-il protégé contre toutes les formes d’infection ou d’accident, ce qu’il devrait trouver satisfaisant, je pense.
— Absolument. Mais quand l’effet en question commencera-t-il à se faire sentir ?
— Là, je ne sais pas vraiment. Je suis assez pris ces temps-ci avec une jeune femelle de mon espèce qui semble incroyablement entichée de ma personne, pauvre âme. (Il se mit à bâiller, et sa petite langue fourchue se roula en colimaçon pour se raidir à nouveau.) Ah, je crois que je manque un peu de sommeil, mais ça devrait s’arranger d’ici deux ou trois jours.
— Bon, mais comment saurai-je quand tout sera en place, et si tout va bien ?
— Rien de plus simple, répondit Azazel. Attends quelques jours et pousse ton ami sous un camion lancé à toute allure. S’il s’en sort indemne, c’est que les ajustements que j’aurai apportés seront entrés en action. Et maintenant, si ça ne te fait rien, je vais jouer ce coup, après quoi, songeant à mes pauvres mères, j’abandonnerai la partie. Avec mes gains, naturellement.
Ne vous imaginez surtout pas qu’il me fut aisé de convaincre Vissarion qu’il était parfaitement en sécurité.
— Rien sur terre ne peut m’atteindre ? répétait-il continuellement. Comment pouvez-vous être sûr que rien sur Terre ne peut m’atteindre ?
— Je le sais, un point c’est tout. Écoutez, Vissarion, je ne mets pas en doute vos connaissances dans le domaine dont vous vous êtes fait une spécialité. Lorsque vous dites que le taux d’escompte va chuter, je ne chinoise pas ; je ne vous demande pas comment vous le savez.
— Oui, bon, c’est très joli tout ça, mais si je vous dis que le taux d’escompte va baisser et qu’il se met à monter – ce qui, vous en conviendrez, n’arrive pas plus d’une fois sur deux –, vous êtes atteint dans vos sentiments, mais c’est tout. Alors que si, moi, je pars du principe que rien de ce qui est sur Terre ne peut me faire de mal, et que quelque chose sur Terre me fasse du mal, non seulement je suis atteint mais je peux l’être pour le compte.
On ne discute pas avec la logique, mais je continuai à argumenter tout de même et je parvins finalement à le convaincre de ne pas refuser purement et simplement le poste, mais d’essayer de gagner quelques jours.
Ils n’accepteront jamais d’attendre, répondit-il.
Seulement le jour anniversaire du Vendredi noir se pointa comme un cheveu sur la soupe, et le CRN entra dans sa période de deuil rituel : trois jours de prières pour les morts, pendant lesquels tout le monde attendit donc, automatiquement. Ce seul fait ébranla passablement Vissarion qui commença à se demander si son existence ne serait pas par hasard placée sous la bénédiction personnelle de quelques dieux particulièrement efficaces.
Mais tout à une fin, y compris les périodes de deuil, et Vissarion recommença à s’aventurer en public. Je m’apprêtais à traverser une rue fort encombrée en sa compagnie lorsque – je ne me souviens plus très bien comment je fis mon compte en me penchant subitement pour renouer un lacet défait, je me débrouillai pour perdre l’équilibre et tombai sur lui, le renversant sur la chaussée. Alors tout d’un coup on entendit un bruit affreux, cocktail de hurlements de freins et de crissements de pneus, et trois voitures s’additionnèrent.
Vissarion ne sortit pas parfaitement indemne de la confrontation. Il avait les cheveux un peu en désordre, les lunettes légèrement de travers, et la flanelle de son genou droit s’ornait d’une tache de cambouis.
Qu’il ignora superbement. Pour me dire, avec une expression de crainte mêlée de respect, tout en contemplant le carnage :
— Elles ne m’ont même pas effleuré. Jésus Dieu, elles ne m’ont même pas effleuré.
Le lendemain, il se retrouva sous la pluie – une méchante petite pluie glaciale – sans parapluie, sans imperméable et sans caoutchoucs, et n’attrapa seulement pas une brave congestion. Alors il décrocha le téléphone sans même prendre le temps de s’essuyer les cheveux et accepta le poste de président.
Je dois dire qu’il vécut une période d’activité plutôt faste. Il quintupla immédiatement ses revenus sans être obligé de se livrer à toutes sortes de billevesées, comme de réussir un meilleur score que prévu à la Bourse. Après tout, les clients ne peuvent pas tout avoir. Comment pourraient-ils raisonnablement songer à exiger les meilleurs conseils lorsqu’ils retirent déjà un prestige inégalé du professionnel qu’ils consultent ?
Et ce n’est pas tout. Il profitait de la vie. Pas le moindre rhume. Rien de contagieux. Lorsqu’il était pressé, il traversait impunément les rues, quelle que soit la couleur des feux, et ne provoquait que rarement des accidents aux tiers. Il n’hésitait plus à pénétrer dans le parc le soir, et lorsqu’une fois un voyou lui plaça un couteau sur la poitrine en suggérant un transfert de fonds, Vissarion n’eut qu’à lui flanquer un coup de genou bien placé avant de s’éloigner. Le voyou était tellement absorbé par l’effet du coup de genou qu’il oublia définitivement de réitérer sa demande.
Je le rencontrai dans le parc le jour anniversaire de sa nomination au poste de président. Il se rendait au déjeuner commémoratif organisé pour la circonstance. C’était une de ces magnifiques journées de l’été de la Saint-Martin, et lorsque nous nous assîmes côte à côte sur ce banc, nous étions aussi bien dans notre peau qu’on peut l’être.
— Ah, George, dit-il, quelle belle année !
Vous m’en voyez ravi, répondis-je.
— Je suis le plus réputé de tous les économistes qui ont jamais vu le jour. Pas plus tard que le mois dernier, lorsque j’ai prédit que la Savonnette Limitée allait fusionner avec la Déterge Consolidée et qu’elle s’est retrouvée au bilan consolidé des Lessiviels en Fusion, tout le monde s’est émerveillé de voir à quel point j’étais près de la vérité.
— Je m’en souviens, dis-je.
— Eh bien, maintenant, je veux que vous soyez le premier à savoir…
— Oui, Vissarion ?
— Le pinacle de tous mes rêves et de tous mes désirs est atteint, George. Le Président m’a demandé d’accepter le poste de Président du Conseil économique des États-Unis. Je vais bientôt me prélasser sur des barreaux de peluche et d’or, en haut, au bel azur du ciel… Regardez.
Il me tendit une enveloppe impressionnante dont le coin supérieur gauche s’ornait d’un gaufrage aux armes de la Maison Blanche. Je l’ouvris et au même moment j’entendis un drôle de bruit ; cela fit zing-g-g, comme si une balle m’avait sifflé aux oreilles, et je vis du coin de un éclair de lumière.
Vissarion était affalé tout de guingois sur le banc, avec une tache de sang sur le devant de sa chemise, et on ne peut plus mort. Quelques passants s’arrêtèrent, stupéfaits ; d’autres se mirent à pousser des hurlements, ou un hoquet de surprise, et se hâtèrent de passer leur chemin.
— Appelez un docteur ! criai-je. Appelez la police !
Ils finirent par arriver, et par rendre leur verdict : Vissarion avait reçu en plein cœur une balle de calibre indéterminé, tirée par un psychopathe armé d’un fusil à lunette. Ils n’arrêtèrent jamais le tireur ; ils ne retrouvèrent même pas la balle, d’ailleurs. Par bonheur, il y avait des témoins prêts à jurer que je tenais une lettre à la main à cet instant précis, et que j’étais à l’évidence innocent de toute mauvaise action, car sans cela j’aurais pu avoir de gros ennuis.
Pauvre Vissarion ! Il n’avait occupé son fauteuil de président que pendant un an, jour pour jour, ainsi qu’il l’avait prévu, non sans angoisse, et pourtant ce n’étais pas la faute d’Azazel. Azazel avait dit que Vissarion ne pouvait être tué par rien de ce qui se trouvait sur Terre, mais comme le disait ce crâneur d’Hamlet : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur terre, Horatio, qu’il n’y en a sur la terre seule[5]. »
Avant l’arrivée des docteurs et de la police, j’avais remarqué un petit trou dans le bois blanc, juste derrière Vissarion. Avec mon canif, je retirai le petit objet sombre incrusté dedans. Il était encore chaud. Quelques mois plus tard, je le fis tranquillement examiner par le musée. C’était bien ce que je pensais : une météorite.
Vissarion n’avait donc pas été tué par un corps terrestre. Pour autant qu’on le sache, ce serait le premier individu de l’histoire à avoir été tué par une météorite. Je gardai le secret absolu sur la question, évidemment. Vissarion était un homme très discret, et il n’aurait pas du tout aimé connaître ce genre de célébrité. Cela aurait à jamais oblitéré le souvenir laissé par les travaux formidables auxquels il s’était livré dans le domaine de l’économie, et je ne pouvais pas permettre une chose pareille.
Mais, à chaque anniversaire de sa nomination et de sa mort – comme aujourd’hui je m’assieds sur un banc et je me dis : « Pauvre Vissarion ! Pauvre Vissarion ! »
George s’épongea les yeux avec son mouchoir.
— Mais qu’est-il arrivé à celui qui lui a succédé à la présidence du club ? Il a dû garder son poste six mois, le suivant n’y restant que trois mois et ainsi de suite…
— Vous n’avez pas besoin de faire étalage de vos connaissances en mathématiques supérieures. Pas avec moi, mon vieux. Vous confondez avec vos infortunés lecteurs. D’ailleurs, vous n’y êtes pas du tout. Le plus drôle, si j’ose dire, c’est que le club modifia tout seul les lois de la nature.
— Ah bon ? Et comment cela ?
— Ils s’avisèrent que le nom du « Club du Rendement non-proportionnel » ou CRN, devait être maléfique et porter malheur à leurs présidents, dont il diminuait à chaque fois de moitié la durée du mandat. Alors ils ont tout simplement changé d’initiales. Le CRN est devenu le CRA.
— Et que veulent dire les initiales CRA ?
— Club du Rendement aléatoire, voyons. Le dernier président est en poste depuis dix ans maintenant, et il se porte comme un charme.
George rafla avec son mouchoir la monnaie – ma monnaie – que le garçon venait de rapporter ; il fourra l’ensemble dans sa poche poitrine en laissant élégamment dépasser les pointes de la pochette, se leva et s’éloigna avec un geste désinvolte de la main.